Ravages à venir
Premiers m
orceaux.

Petit, indifférent à la mort, même pas dix ans, les choses s’immobilisent. Dernier spasme d’une fourrure étalée sur le bitume, échappée dans le rétroviseur droit. Je me souviens le serpent immense enroulé sur la route et disparaît sous les roues du trente trois tonnes et réapparaît la viande arrachée. Les restes de vie s’agitent et remuent et mon père contourne la bête divisée. Les morceaux dans le caniveau, je n’oublierais pas. Un insecte ploie sous un doigt et la fourchette transperce, l’escargot mousse. Une déception. L’ennui à buter les après-midi d’été à l’infini, les grandes vacances à la cité des Pyramides. Creuser nos petits cimetières, enterrer nos trouvailles et mises à mort. Sauterelles martyrisées pour un rien, les pattes arrachées. La queue gigotante du lézard fuyant sous la pierre chaude. Caillasser la charogne des terrains vagues, le rat venu y mourir. Son ventre ouvert cramé à midi. On ne sort pas, on reste à l’ombre. On sue notre désespoir sous le préau, rien d’autre à foutre. On reviendra plus tard après le goûter, avant la nuit. On y fourre les pétards mammouth démon magnum trois en paquet de quatre. Tympans explosés, acouphène de trois jours, les tripes éparpillées. Pas le temps de courir. On se faisait chier. On quillait les ballons déjà crevés, on s’écorchait des genoux aux fronts. Juste un jeu sans rien, ni Playstation ni vélo, traîner la chair noircit au bout d’un bâton.

Ici le ciel n’a plus de bleu. Le soleil irradie la couche rosâtre pétrochimique. On ne lève plus les yeux. On se traîne à l’ombre. Ça tire sur le orange et à la fin le jour s’éternise, peut-être vingt-deux heures. Les pères s’usent et font les trois huit chez Valortec, Infinéum, Ortec Industries, Sepem ou Lyondellbasell. Tous ces noms tordus chargés de suie. On les connaît par cœur les raffineries, les pôles pétrochimiques. Ça imprègne le paysage et les corps, ça confisque nos pères. Nos mères s’épuisent et font les ménages à mi-temps, font la caisse chez Casto. Lasses, elles surveillent leurs gosses, cigarette fine aux lèvres, accoudées à la fenêtre de la cuisine d’un appartement du sixième étage. Elles sont seules. Elles méritent mieux. Elles ne rêvent plus. Elles ont dû rater un truc, un tournant, à quel moment ça foire ? Elles cherchent et se remémorent les regrets. Le cendrier menace au bord du vide. Nous en bas on s’abîme au soleil.

Je me souviens des étés, l’étang de Berre cerné de cheminées torchant l’horizon. Les matinées à patauger dans l’eau saumâtre, on savait pas nager. La tête sous l’eau et les yeux ouverts, on regardait le ciel. Je me souviens les palourdes du Bolmon sous les pieds nus, les trous millénaires aux falaises, les mégots, les incendies, la peau irritée des petits gosses en short courant sur les plages de galets, les rougeurs et les plaques, les flammes au loin et l’odeur des fumées grises. Il y avait sûrement la mer au bout. Nous on l’avait pas encore vue. L’été s’éternise et dans nos rues végètent les tumeurs silencieuses. La mort m’était encore indifférente.

Plus tard, treize ans, nos premiers joints brûlés au fond des bâtiments à l’abandon, l’appartement arraché face aux barbelés des pistes d’atterrissage. Plus personne ne vit ici. On s’échappe, on fume les clopes à la chaîne quand le shit manque, on prend l’habitude et le temps passe. On shoote les chats morts à la carabine à plombs, on canarde les gosses en bas sur le terrain vague. Parfois c’est la guerre quand ils s'aventurent, ça se bagarre le territoire. Souvent on parle des filles, on n’y touche pas. On bégaye. C’est ça la vie désormais, dévorés comme assaillis, plombés au fond du ventre, la bite endolorie. On renifle le proto, les syphons, les mouchoirs imbibés d’éther, on rallume les culs de joint de la veille. La tête en vrac, on rêve d’oublier.

On appelait ça “l’immeuble”.
C’était à nous.
On faisait cramer des trucs.

À la rentrée y’en a qui sperment et pas d’autres, on réclame les preuves. Y’en a qui mitonnent, c’est toujours les mêmes. On se pose des questions, est-ce que ça bulle, ça jute à combien de mètres. Sept septembre, apprêtés bien comme il faut, on renifle le Brut Original sous les aisselles imberbes. On a enfilé nos plus beaux t-shirts, nos shorts propres. Sac à dos Jansport c’est mieux que rien, paire de New Balance en promo chez Carrefour. On fait partie des grands. À la récré ça s’échange les techniques de branlette. On espionne dans les vestiaires quand c’est acrogym, l'œil collé au trou et le chahut derrière, on se dispute la place. On n’y voit plus rien depuis le chewing-gum enfoncé, on y fourrent les bics et le critérium bute contre un Eastpack et de l’autre côté, elles savent. On se remémore les formes brèves, la peau et les bretelles de soutien-gorges. Les filles grandissent sans nous. On ne leur parle plus. De juin à septembre, c’est plus les mêmes. Certaines ont même des seins. Ça nous tourmente, on ne s’en remettra pas.

Dans nos poches s’échangent les images froissées des cuisses écartées, contre deux trois clopes volées au daron, les images précieuses cachées dans la taie d’oreiller. On mate les filles ouvertes, déconcertantes dans nos mains sales, on prend soin du trésor jusqu’à ce que les couleurs s’effacent et disparaissent sur le papier fané. On joue aux grands, on n’y comprend rien.

Les petits frères racontent les grandes sœurs sous la douche. Ils nous répètent les souvenirs en boucle, on les connaît par cœur. Elles sont au lycée, elles font l’amour, on imagine. Un jour ça sera notre tour, le bout du monde.

En troisième on y va on y comprend rien, on se fait chier. On y traîne à reculons nos gueules acnéiques sur nos corps tourmentés. Le dos voûté et les mains sales, on grandit de travers et par accoup. On ressemble à pas grand chose, des êtres humains inachevés. Nos nuits s’éternisent au fond des classes, parmi les rangées de gosses affalés, à l'abri derrière les cafteurs, les intellos, les payots et les têtes de cons, les autres fils de putes, ceux qui ne comptent pas. Parfois mes doigts se perdent et triturent sous les tables les restes secs. Le temps noirci les marges et les bureaux, les super S gribouillés en série dans les coins de mur. On peaufine la gueule des profs au stylo bic. Mon regard se perd dans les carrés de ciel, les constellations de cartouches et les chignons légers, à peine défaits sur les épaules des filles fatiguées. Un jour un prof s’en prend une et c’est tout une histoire, on passe à autre chose. Ça se file dans les couloirs faut esquiver les coups, les dommages collatéraux à travers le moulon, on se fait tout petit, on rasent les murs jusqu’en physique chimie. On en choisit un, on le maltraite. Toute l’année des crachats dans la gueule pour une coupe mulet. Si c’est plus lui ça peut tomber sur moi, on se dit tous ça, on continue. On l’appelait Rozière, sale clochard, c’était son nom. Chez lui, le gosse sombre doucement dans l’alcool. On savait pas. C’était mon pote au fond.

Petit-pont massacreur c’est la jungle à la récré, cinq contre cinq, ça se dispute les ballons en mousse déchiquetés, gorgés de pluie plein la face, les buts improvisés entre deux sacs. On tient les paris, ceux qui tombent, ceux qu’on ramassera à l’infirmerie. À la cantine le couteau à bout rond sous la gorge, conseil de discipline, taboulet poisson pané coquilettes et clementine, le gamin est viré, indéfendable, un bout de shit trouvé au fond du sac. Le gosse dealait derrière le gymnase entre midi et deux. Et tous les matins à sept heure dix on attend le bus dix-neuf à l’infini, entassés sur une marche derrière l'abribus. Réveillés depuis vingt minutes, on bouffe un mars à deux. Les yeux se ferment seuls. Le bus arrive bondé, douze minutes de retard. Quarante-cinq minutes de trajet sans les bouchons, on guette la place assise et ainsi de suite, jusqu’au vendredi soir. On arrive à la bourre.

Je me souviens la délivrance des samedi après-midi, de retour à l’immeuble on se tape sur la gueule. On se course sur les toits, c’est Fight Club face au vide. Et parfois sur les mâchoires s’écrasent les poings et la dent s’arrache, les narines pissent et l’arcade se déchire et fait gicler le sang épongé sur les mouchoirs gisant dans les couloirs en petit tas visqueux, de plus en plus sombre et pétrifié, coagulé sous la poussière. Les corps se calment et les cœurs décèlerent, enfin, les poumons se relâchent et se gonflent, cramés plein de cendre – on fait tourner les joints mal roulés, les feuilles OCB décollées, un goût acide et des miettes de tabac sur la langue. Au bord du trou on jette les débris, les canettes vides, les carcasses ramassées, déterrées sur le terrain vague. On se pousse et on rigole, on se menace et on s’insulte, on projette les corps les uns sur les autres et contre les murs, on s’imagine tomber comme les morceaux de télévisions dégringolent et s’écrasent, au fond des cages d’ascenseurs vide. On a peur de rien nous, six étages sous les pieds, la mort n’existe pas. On s'essouffle à peine. Et comme tous les jours la nuit nous tombe dessus, on reste comme des cons. On fait tirer un peu, on y croit plus. Faut rentrer à reculons, chalé le cul sur le porte bagage de la mobylette, la tête à l'envers, on suit les réverbères, la nuit sans étoiles. On aurait voulu détruire, encore un peu.

Un reste de bonheur amer, des gravats dans les poches. Un goût de brûlé sur la langue, de la poussière sur les doigts. Droit dans les yeux, le reflet de nos gueules usées, la lumière blanche sur la peau du front, la sueur. Un rythme sourd dans les tempes et le silence. On s’écoute respirer. Les étages défilent derrière les portes métalliques, nos pseudos gravés à la clef. Il faut camoufler la défonce, parler le moins possible. Arracher tout au fond ce qu’il reste de nous, rejoindre la surface. Se réfugier quelque part, s’enfermer dans la chambre. Éviter les soupçons. Surtout ne pas bégayer. Fermer sa gueule. Répondre un mot ou deux, prétexter la fatigue. On avale les chewing-gums, on se check l’haleine et l’odeur. On s’asperge de Scorpio pour masquer la honte, éviter la raclée. Les estomacs se tordent, le shit creuse la faim. On aurait voulu faire mieux, devenir un jour quelqu’un. Septième étage, porte gauche. Nos cœurs cognent contre les côtes. Les mains moites, la porte s'ouvre. Le père avachi dans le noir ne regarde plus l’écran dégueulant de couleurs. Cendar sur le bide, vingt-trois heures trente, la voie est libre. On roule des sandwichs aux chips fourrés de Knackis froids, entre deux tranches de pain de mie, on boit le Selecto.

Dernières miettes brûlées à la fenêtre,
atterrissages des avions nocturnes.
La braise rouge dévale le vide,
une heure trente deux.
On cherche le sommeil.




Max Paskine © 
Rédigé entre octobre et novembre 2023
Posté le 15 novembre 2023
En cours d’écriture
Un jour je trouve un titre