Première partie,
Déchirement du corps.

J’entends ses pleurs résonner à l’autre bout de l’appartement comme s’ils m’étaient restés gravés au fond du crâne. Ils sont là, dans les murs et les meubles, ils surgissent comme des spectres en pleine nuit et m’arrachent à mes rêves. Ils m’habitent et se logent sous mes acouphènes. Ils m’accompagnent. Je l’entends quand il n’est pas là. Je l’entends quand il est là, quand il dort, quand il ne fait rien que jouer. Il crée ses propres mirages et les délaisse derrière lui, imprègne l’atmosphère sur son passage. J’ai cette angoisse perpétuelle, ce tourment qui ne me quitte plus depuis que le petit-être est présent. Il est arrivé un jour, pas plus formé qu’une larve bruyante, poussant ses cris atroces qui le défiguraient. Il avait faim, il avait froid, il avait soif, il souffrait. Ses tripes lui brûlaient à chaque gorgée de lait. Il braillait, toujours avide de se remplir le ventre malgré le mal, à se faire vomir parfois, de jour comme de nuit. Il se vidait, se remplissait, dormait et se vidait à nouveau. Je me souviens de tout son corps secoué de spasmes, comme possédé par une fureur indéfinissable. Il retenait son souffle et se tétanisait. Sa peau se violaçait, son visage se déformait, ses petits bras tendus agrippaient le vide jusqu’à la déflagration. Nous étions désœuvrés. Nous le portions tout contre nous et subissions ses hurlements déchirants. J’aurais prié pour qu’il s’endorme, tout donner pour faire renaître le silence et plonger dans un profond sommeil. Laisser filer les jours. Je ne croyais plus en rien. Encaisser, serrer les dents, ne surtout pas craquer. 

Ce petit-être arraché au corps dans la souffrance et la peur, dans les larmes, la sueur et le sang. Je revois les contractions, les lumières blanches et les cris, ma main écrasée dans la sienne. Ces jours interminables. J’essaye de retranscrire au plus près, de revivre les évènements. Ça me revient au fil des mots qui surgissent en cascade. Je ne me souviens pas de tout. La fiction déborde parfois et se mêle aux souvenirs incertains. Je fouille encore à l’intérieur dans l’espoir de les éclaircir peu à peu. 

Vendredi, 03 h du matin, elle se tord de douleur dans la salle de bain. Elle pleure, elle se tient le ventre, il est temps de partir. Au milieu de la nuit la route est vide. Je conduis, on se rassure. On se dit que c’est enfin là, que ça commence à peine. L'hôpital se dresse là devant nous, de toutes ses formes brutales juchées au milieu des collines.

Admise dans l’urgence et sans moi, je la vois s’éloigner, soutenue par une infirmière. La lourde porte se referme. Durant un temps indéfinissable je ne sais rien de rien, refoulé dans ce couloir en salle d’attente improvisée. Je m’assois sur un siège en métal inconfortable, je pose mon sac trop plein de vêtements et de provisions. J’ouvre un roman, incapable de lire plus d’une phrase, je perds le fil. Dehors il fait noir. J’envoie quelques messages, tout le monde dort. Ici les heures s'allongent comme des jours, des gouffres se creusent entre les secondes. Et je m’y sens sombrer parfois. Je ferme les yeux.

Elle m’appelle sur mon téléphone et m’annonce : anomalie du rythme cardiaque, les infirmières la gardent sous surveillance. Ça résonne en moi, je ne comprends pas. Je me dis que le petit-être faiblit, qu’il n’en a peut-être pas la force. Je ne peux pas la rejoindre, protocole sanitaire, le futur père n’est pas nécessaire. Je stagne et j’angoisse. Je fais la connaissance de toutes sortes d’hommes possédés par la peur. L’un d’eux s’assoit en face de moi et tente de me convertir entre deux prières. D’autres font les cent pas, l’un agresse une infirmière de passage. Une femme frappe à la porte blindée, elle hurle, elle insulte, elle menace. Elle veut voir sa sœur, elle me prend à parti, moi je m’éloigne. Derrière, le personnel médical travaille, désabusé, ignorant notre petit théâtre d’angoisse. Peut-être 5 heures en tout, bloqué à l’entrée, confronté à cette réalité brutale, plongé là où la vie et la mort se frôlent et s’entremêlent, là où les peurs imprègnent les murs, là où ça sent la détresse et les relents d’effroi. Tout se passe et se décide sans nous. Tout est si proche de s’écrouler.  

Vendredi matin, il fait enfin jour quand je la rejoins. Les choses s’éclaircissent, le temps passe je ne sais comment. Monter, descendre les escaliers, monter encore, porter une part du monde au fond de son ventre, subir les contractions de plus en plus fortes et s’y habituer. Parcourir l’hôpital de long en large, prendre ses marques, discerner les variations des centaines de couloirs. Se reposer sur un banc au soleil de janvier, au milieu des va-et-vient des urgences. Je revois les figures misérables et la clope aux lèvres, les corps roulants et transfusés, les blessures tout juste bandées, les infirmières épuisées, la nicotine partout et les mégots qui s’entassent dans les poubelles enfumées. Les places au soleil se guettent et se disputent, se gardent jalousement jusqu’à ce que l’ombre les emporte. Fermer les yeux, laisser venir la lumière à travers les paupières rouges. S’endormir quelques minutes. Se relever, marcher encore. Informer les familles de la stagnation en cours. Les contractions s’espacent et disparaissent sans raison, on se renseigne comme on peut, on cherche sur internet. Multiplier les aller-retour au distributeur de café. Voir défiler les sages-femmes, grappiller les informations, collecter les indices sur la suite des évènements. Ressentir physiquement chacune des secondes qui passent. Rejoindre notre boxe où s’entassent nos affaires et ne rien faire d’autre qu’attendre.

Nous sommes restés tant de temps démuni sur ce petit lit une place entourée de machines. Attendre qu’une chambre se libère, que le col s’ouvre suffisamment pour qu’advienne l’anesthésie. Les mères atteintes du covid sont prioritaires. On les entend hurler les unes après les autres, on attend qu’elles finissent leurs affaires. Toutes ces histoires d’expulsions à la chaîne, trop nombreuses pour si peu d’infirmières. Il est tard quand nous rejoignons enfin notre chambre. Et la nuit passe, la péridurale soulage. Elle s’endort et reprend des forces.

Il y eut ici comme un vide inexplicable, je ne me souviens de rien. Son corps branché aux machines n’était pas encore prêt à l’épreuve. On patiente peut-être sans rien faire, elle ne peut plus se lever, je tourne autour du lit médicalisé.

Samedi, peut-être 15 h. Il descend la tête vers le ciel et se met à stagner, coincé tout au fond. Il ne veut pas sortir, peut-être trop gros. La chose est épaisse, macrosomique, on nous avait dit : pas d’inquiétude, vous avez les hanches larges. Trois jours déjà que son ventre à elle se contracte, que le petit-être en prend plein la gueule. On a peur qu’il s’épuise, on observe son cœur battre, on surveille les anomalies. On le voit à l’écran, tout engoncé en bas du ventre démesuré, son petit corps ramassé sous la peau tendue, fissurée. L’appréhension monte, la césarienne est envisagée, et moi je pense : qu’on en finisse. Elle la redoute, elle n’en veut pas. Elle sait l’incision de la chair, de l’abdomen et de l’utérus, elle a vu les images. L’enfant extrait artificiellement, incapable d’aller jusqu’au bout, c’est ce qu’elle se dit. Mais le temps presse, tout se bouscule dans ma tête.

Et je ne sais par quel miracle le petit-être se retourne, à force de postures et de mouvements, à force de je ne sais quoi. Il est enfin prêt, je l’espère, alors que la sage-femme entreprend l’accouchement. 18 h peut-être, premier essai. Il règne une certaine sérénité, une tranquillité confiante parcourue d’éclats de douleur. Si les choses pouvaient se passer ainsi, si simplement. Mais il pointe plusieurs fois le bout de son crâne pour s’engouffrer à nouveau, disparaître à l’intérieur. Il ne veut pas sortir, il ne peut pas, quelque chose coince quelque part, la largeur de son crane, celle de ses épaules ou peu importe; la sage-femme désespère, elle aura besoin d’aide.

18 h 30, environ. C’était l’heure, il fallait le sortir, l’extraire du corps par la force. Soudain, tout ce monde autour de nous. Cette panique maîtrisée. Des médecins, des infirmières, des sages-femmes, une dizaine de personnes. Apparus je ne sais comment. La nervosité est palpable, la gravité se fait sentir. Chacun prend sa place dans cette inexplicable chorégraphie médicalisée. Les choses s’accélèrent. Elles ne lui ouvriront finalement pas le ventre. Tout se passe sans moi, spectateur éreinté aux premières loges, inutile et encombrant. À cet instant la péridurale ne fait plus effet et personne ne s’en aperçoit, personne ne l’actionne. La douleur éclate au fond d’elle et semble indéfinissable. Comment survivre à ça ? De quoi est fait son corps pour endurer une telle souffrance ?

J’ai tout vu. Combien de fois ai-je répété cette simple phrase en laissant planer le silence ? Je me souviens des petits cheveux collés qui dépassent, du bout du crâne humide et sanglant qui s’engage et disparaît, réapparaît, ventousé de justesse, arraché dans une ultime poussée déchirante. Il y eut ces gestes de tractions, ces vas-et-vient violents pour l’extirper, pour ne pas qu’il s’échappe à nouveau. L’obstétricienne entre ses cuisses, concentrée sur l’instrument, sensible aux moindres cris, ses paroles qui se voulaient rassurantes, elle disait quelque chose comme : je sais que ça fait mal, je sais, et, je ne sais plus, des choses comme : courage, continuez, ne vous arrêtez pas, vous y êtes presque, et moi j’ai peur que la tête se détache, que le corps reste au fond. La tête dépasse seule et je revois ses épaules expulsées par à-coups, puis tout le reste du petit-être glissant dehors, déjà gigotant, sa toute première bouffée d’air et ses premiers cris, ses pleurs et ses tremblements.

La créature est posée sur le corps chaud de la mère. Il est minuscule. Il cherche le sein et le trouve. Elle, elle semble ne plus ressentir la douleur, elle a dépassé ce stade, elle l’embrasse. Je ne sais plus si elle pleure ou pas, elle le rassure déjà. Ça va aller. Il était au fond d’elle tout ce temps. Il a un visage dont on ne distingue pas encore les traits, une voix déformée par les cris. Il existe à l’extérieur et par lui-même. Détaché d’elle d’un coup de ciseaux. Fébrile, incapable de faire, je refuse de couper le cordon. À cet instant, elle ne sent plus l’épuisement. Lui, il subit la violence crue du dehors, la chaleur factice, les tissus rêches contre sa peau, les bruits, l’éclat aveuglant et les mains qui le porte, le déplace, le pose, l’habille, le pèse, le mesure, l’ausculte et le font tenir debout. Tout va trop vite. Ses petits pieds tordus gesticulent dans le vide, il n’a pas le réflexe de marche.

Certains s’évanouissent et s’écroulent, j’en suis incapable. Certains comptent les doigts de pieds à l’arrivée, incapable. Certains filment, prennent des photos, réagissent, explosent de joie ou remercient le destin. Je n’ai pas eu tout ça, je n’avais plus rien, que du vide. J’ai subi, impuissant et paralysé, j’ai vécu en témoin. Je ne saurais retranscrire ce qu’elle endura. Il se passait là quelque chose d’indéfinissable. De l’ordre du déchirement du corps, d’une douleur profonde et archaïque. Proche de l’insurmontable. Je m’en souviens comme d’un crash survécu en observateur, ceinturé, secoué sur le siège passager, j’ai vu le sang et les blessures, j’ai entendu les cris. Il ne m’en reste que des flashs, des images brèves, des voix, des bruits de machine dans un climat de peur et d’urgence. Si proche du réel à en frôler le temps et l’espace. 

Il est vivant, elle aussi. Je n’étais plus si sûr du dénouement. L’épreuve est passée. Elle aura durée trois jours. Physique et harassante, plus que tout. Un marathon interminable perdu dans les couloirs froids d’un labyrinthe hospitalier, conclu par un sprint à ramper dans la boue sur plusieurs kilomètres. Elle, on l’a recousu à vif, elle ne sentait plus rien, qu’un amalgame de douleurs indistinctes. Le placenta est sorti, posé sur un plateau métallique, une masse flasque de viande crue. Lui, on me le refile, on me dit, peau à peau. Ça sonne mal, ça sonne protocolaire et médical mais j’obéis. Je m’assois, j’enlève mon t-shirt, je le prends dans mes mains pour la première fois. J’ai peur qu’il tombe. Je me crispe entièrement autour de lui tout contre moi, si léger, si minuscule. Je sens sa chaleur, toute sa fragilité. Et j’entends l’infirmière me demander mon téléphone pour immortaliser. J’obéis au protocole, je déverrouille en tremblant, je lui tends l’appareil. Je revois l’instant figé, infime, irréel au creux du tourment. L’image est laide, surexposée, légèrement floue. Je ne la montre à personne. Elle ne ramène à rien de concret. Je ne vois qu’un adulte épuisé portant maladroitement le nouveau-né informe, je vois le masque bleu qui me cache le visage, mon crâne rasé et mon corps trop maigre. Quand je vois ça, j’espère juste qu’il ne me ressemblera pas.

Faut-il que je sois heureux de ce moment éternel ? De ce premier souffle, cette épreuve si proche de la mort, et pourtant ? Faut-il se réjouir de le tenir, lui, sa peau contre la mienne, l’épiderme diaphane et immaculé ? Ce petit être fragile et pétrifié, ahuri devant sa vie qui s’installe, devant ses premières secondes, ses yeux qui s’épuisent à s’ouvrir. Il me voit à peine, nos regards se croisent et je crois que je comprends. Il n’a pas les mots, moi non plus. Il s’endort, se tranquillise un peu. Je ne le formule pas, mais je serais là désormais, plus jamais le même. J’imagine son traumatisme s’enfouir à jamais au plus profond de lui, sans aucun bruit, sans images, sans souvenir, sans rien. Je le porterai jusqu’au bout s’il le faut, quoi qu’il advienne, de lui, de moi, de nous trois. Je le sais. 

J’ai surjoué les sourires. Je n’ai pas vécu les phrases prononcées, j’ai forcé les réactions pour paraître normal, répondre au présent dans un état second. Je n’étais pas là, je ne comprenais rien, j’étais submergé. Impossible de pleurer, d’interagir d’une manière ou d’une autre. Fallait-il convenir à la norme du père ? Imposer une force rassurante et rationnelle, une stature raisonnable et virile ?

On le dépose tout emmitouflé sous une lampe à chaleur. Je filme ses premiers instants alors que la pièce se vide, le calme revient. J’ai toujours ces images, deux vidéos si courtes. Filmées pour témoigner du miracle aux familles impatientes. 00 min 10 secondes, 00 min 22 secondes. Je réalise que ça m’avait paru si vaste. Il est minuscule et j’entends ma voix qui chuchote, je lui demande si ça va. Par réflexe peut-être, je ne savais pas quoi lui dire. Nous étions deux inconnus. Je ne l’avais deviné qu’à peine jusque-là, quelques sursauts sous la peau, ses battements de cœur, une esquisse de visage à l’écran. Il a les yeux ouverts, noirs, il semble goutter le vide de ses petites lèvres. Il bouge ses doigts minuscules qui dépassent du linge. Il porte un petit bonnet. Il éternue, il bâille, il est plus beau que tout.

Il est né le samedi 8 janvier 2022 à 18 h 56 précise, c’est écrit sur son bracelet de naissance. J’ai gardé ce petit bout de plastique dans cette boîte en bois, au creux de mes souvenirs. Il en deviendra le plus considérable, le plus essentiel à ma vie. Les autres dorénavant vivotent sans valeur, sans origines, réduits à d’insignifiants petits objets éparpillés.


Max Paskine © 
Rédigé entre janvier et février 2023
Posté le 10 février 2023


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